Quel est l’âge de Gordian Troeller?
Est-ce bien important?
L’homme au grand œil (il est surnommé ainsi car sa caméra ne le quittait pratiquement jamais) n’avoue pas son âge non par coquetterie mais pour des raisons pratiques. Alors qu’il tournait en 1978 son film Les panthères grises il constata que le travail de sa vie avait été un combat contre le sexisme, l’impérialisme, le néocolonialisme, et toute sorte d’autres maux en « isme ». Et tout à coup il vit apparaître un nouveau monstre auquel il fallait s’attaquer : l’âge-isme. Le jeunisme marginalisait femmes et hommes ayant dépassé la quarantaine et les poussait hors de la vie active en les frappant de l’étiquette de « have-beens ». « Ce ne sera pas mon cas », a déclaré Troeller, « mon âge ne regarde que moi-même ». « Je continuerai à filmer jusqu’à ce que je meure et tant que j’aurai quelque chose à dire. »
L’homme au grand œil n’est plus.
Il est décédé le 22 mars 2003, peu de temps après son 86ème anniversaire, chez lui à Hambourg. Dans son avis de décès sa femme, Ingrid Becker-Ross, écrivait : « L’amour de la vie, un profond humanisme, une constante recherche de justice ont été à l’origine de tous ses actes ».
Voici, résumées ce que furent la vie et l’œuvre de cet homme extraordinaire qui a tourné son dernier film en 1998.
Fils d’une famille de Huguenots originaire de Francfort, Troeller est né en Lorraine le 16 mars 1917. Peu de temps après sa naissance sa famille s’est rendue au Luxembourg puis en Allemagne – toujours à la recherche de travail. A l’arrivée du fascisme en 1933, elle s’est définitivement installée au Luxembourg.
Troeller a quitté le foyer familial pour combattre le fascisme; c’était en 1938. Son séjour en Espagne fut bref mais riche en enseignements. Il avait en effet été témoin de ce qu’Arthur Koestler appelle « la défaillance de Dieu ». Le communisme avait une fois de plus trahi ses enfants. Troeller a réalisé alors combien des engagements idéologiques rigides pouvaient être vains. Demeurent de ces expériences un sens aigu de la justice et un rejet total de toute dictature. « Si on m’objectait que j’ai une grande défiance envers toute idée de pouvoir, je répondrais que je suis contre tout droit du plus fort. A mon avis la division du monde entre décideurs et sujets est à l’origine de tous les problèmes. »
En 1940, quelques heures avant l’occupation du Grand Duché par les troupes allemandes, Troeller quitta à nouveau le foyer familial. Il partit à bicyclette, en pleine nuit, en emmenant avec lui sa fiancée juive, Ruth Kahn, qu’il épousa la même année. Ils arrivèrent au Portugal après une route semée d’embûches.
Durant la seconde guerre mondiale, Troeller a été agent secret au service des Alliés. Son réseau était composé de pêcheurs, de chauffeurs de taxis, de postiers, de prostituées qui espionnaient les activités de la Gestapo ainsi que les manœuvres navales des forces fascistes. L’organisation de Troeller a également mise en place une filière pour aider es réfugiés politiques et juifs à fuir les territoires occupés par les Nazis.
Après la guerre, Troeller est retourné au Luxembourg où il a lancé en collaboration avec Norbert Gomand le journal « L’Indépendant ». Ils y mettaient en évidence que, pendant l’occupation du Duché par les Nazis, le gouvernement du Luxembourg, par son attitude attentiste, avait abandonné ses citoyens. Cela a déplu au gouvernement qui a porté plainte pour diffamation contre les deux éditeurs. Les innombrables procès ont provoqué la faillite du journal.
En 1945, sans travail, mais toujours aussi déterminé, Troeller s’est confectionné au marché aux puces un uniforme de bric et de broc. Sur l’épaule, il s’est brodé « War correspondent » ; il s’est acheté une limousine américaine et s’est autoproclamé correspondant de guerre indépendant. Troeller a voyagé dans l’Europe d’après guerre et a eu très vite accès à toutes les facilités accordées à la presse, y compris l’essence et les cigarettes gratuites. La rencontre avec un officier canadien a tout bouleversé. Après avoir jeté un coup d’œil sur son uniforme celui-ci lui lança : »Troeller, t’es un tricheur! Tu portes une veste anglaise et un pantalon américain, et ton épaulette n’est pas non plus très convaincante. » Néanmoins, séduit par l’audace de Troeller, l’officier l’a fait accréditer par l’armée canadienne en Allemagne et lui a fourni l’uniforme réglementaire. A ce moment Troeller écrivait déjà pour environ soixante journaux européens.
En 1946, il s’installa à Madrid en tant que correspondant à l’étranger pour le journal hollandais « Algemeen Handelsblad » pour informer sur le dernier régime fasciste d’Europe. Deux ans plus tard, il se heurta au régime de Franco et passa trois mois en prison. Troeller avait aidé un ami leader clandestin du mouvement séparatiste basque à s’enfuir en France.
Renvoyé en Hollande, rempli de nostalgie des images, sons, et parfums espagnols, il s’est égaré un soir à Amsterdam dans un bar où se produisait une danseuse de flamenco. C’était fin 1948, et le coup de foudre! Marie-Claude Deffarge, jeune étudiante française à la Sorbonne était à la recherche d’expériences pratiques pour sa thèse sur la musique et la danse espagnole. Gordian s’est séparé alors de sa femme et s’est engagé dans une relation extraordinaire.
En 1952, Troeller et Deffarge sont partis pour Téhéran. Deffarge avait été invitée par le demi-frère de Mossadegh pour danser le flamenco dans la capitale persane. Tous deux sont tombés amoureux du pays. Cette rencontre fortuite fut une chance. Lorsque Mossadegh a renversé le schah en 1951 et nationalisé les compagnies pétrolières, le premier conflit Nord-Sud était né et les deux reporters avaient un accès direct au Premier Ministre.
L’année 1955 a marqué un tournant dans leur travail journalistique. Pendant six mois, ils ont accompagné à travers tout le pays la transhumance de la tribu nomade des Bassiri. Ce voyage a radicalement et définitivement changé leur point de vue. Leur foi dans la supériorité de la « civilisation » occidentale vis à vis du reste du monde a été profondément ébranlée.
A partir de ce moment leurs reportages se sont essentiellement concentrés sur la problématique suivante : l’appauvrissement culturel et économique des pays dits en voie de développement est le résultat des politiques de croissance et de développement du monde occidental.
Notre Luxembourgeois et notre Française ont jeté leur eurocentrisme et leur objectivité dans les poubelles de l’histoire. Ces notions n’avaient plus aucune signification dans le cadre de leur travail. Troeller et Deffarge sont restés au Moyen-Orient jusqu’en 1958 où ils ont fait des reportages sur l’Irak, la Syrie, le Liban, la Turquie et l’Iran.
En 1960 le couple s’est installé à Hambourg pour travailler au magazine hebdomadaire « Stern ». C’était la période de la décolonisation et des luttes de libération. Pendant les dix années qui suivirent ils ont couvert la plupart des conflits en Asie, Afrique et Amérique Latine. Leurs reportages, controversés et percutants, leur regard critique et incorruptible ont fait découvrir à l’Allemagne une vérité sans fard. Ils ont révélé au lecteur allemand un nouveau monde, une nouvelle approche pleine de sympathie et de compréhension pour les besoins réels des pays dits en voie de développement.
Une série d’articles sur le rôle de la France pendant la guerre d’Algérie a particulièrement exaspéré le gouvernement français. Le magazine « Stern » a été interdit pendant six semaines dans le pays. Peu de temps après le nom Troeller/Deffarge était synonyme de regard différent et de label de qualité. Le tirage du magazine a augmenté rapidement. La série d’articles « Femmes de ce monde », qui faisait la une, fut un succès total. Commentant cette période, avec cet humour malicieux bien à lui, Troeller remarque que le magazine « Stern » était la meilleure agence de voyage qu’il ait jamais eue.
Peu de temps après Troeller a ajouté une caméra à son impressionnante collection d’appareils photos.
A la fin des années 60, s’est associée à l’équipe une jeune allemande, Ingrid Becker-Ross. Elle a commencé à collaborer à l’élaboration et à la réalisation des films. En 1974 le couple Troeller/Deffarge s’est séparé. Marie-Claude Deffarge est retournée alors en France tout en continuant à collaborer aux films jusqu’à sa mort en 1984. Troeller et Ingrid Becker-Ross ont continué à travailler dans la même optique.
De 1963 à 1998, Troeller a tourné 89 films. Leur sujet central est l’idée que « la notion de développement ne peut que conduire au sous-développement », conviction qu’il a défendue tout au long de sa vie de travail. Troeller a consciemment pris position contre l’idée qu’il existerait des films documentaires objectifs et a opté pour une conception de parti pris. Ses points de vue sont précisément énoncés. C’est pour cette raison que ses films se prêtent bien à une utilisation pédagogique, bien mieux que des reportages qui se veulent objectifs. Ses films offrent ainsi un matériau d’accès facile et dont on peut aisément débattre. Pour chacune des théories avancées ils nous livrent des preuves. Ces films abordent des questions fondamentales et c’est précisément pour cette raison qu’ils sont toujours d’actualité, et suscitent donc encore le débat. L’ensemble de son œuvre perdurera.
Ce texte a été mis sur Internet toute suite après la mort de Gordian Troeller par Navina Sundaram, la réalisatrice de sa biographie filmée « Zwischen allen Stühlen auf dem richtigen Platz »(1995).